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Une promenade avec Emily Dickinson

Poèmes, 1861-1865

(Traduction de l'anglais par Pierre Messiaen)

Ivresse du grand air et de la vie dans ce poème écrit par celle que la maladie, l'éducation et la profonde mélancolie tinrent pourtant recluse de nombreuses années.

I. LA VIE


Sainte-Suzanne, août 2017


20

Je goûte, dans des pots de perle ciselée,
Une liqueur qui n'a jamais été brassée ;
Tous les tonneaux du bord du Rhin
Ne donnent pas un tel alcool !

Sainte-Suzanne, août 2017

Je suis enivrée d'air,
Gorgée de rosée,
Trébuchant, à travers des jours d'été sans fin, 
Dans des auberges d'azur liquide,

Sainte-Suzanne, août 2017

Quand les aubergistes mettent l'abeille soûle
À la porte de la digitale,
Quand les papillons renoncent à leurs rasades,
Moi je ne fais que boire davantage !

Sainte-Suzanne, août 2017

Jusqu'à ce que les séraphins agitent leurs chapeaux de neige
Et que les saints accourent aux fenêtres
Pour voir la petite biberonne
Appuyée contre le soleil !

Sainte-Suzanne, août 2017

Une promenade au fil de la Mayenne

Vie de poète - Robert Walser, 1917

(Traduction de l'allemand par Marion Graf)

Série de promenades d'été au bord de la rivière Mayenne, depuis sa source à la Noë Foumagère - au pied du mont des Avaloirs - jusqu'à Ménil, au sud du département.

Le bac sur la rivière Mayenne à Ménil, août 2017

L'ouvrage qui accompagne mes pas, Vie de poète, est un livre d'une fringance lumineuse, recueil de vingt-cinq récits de promenades vécues, écrites puis réunies par leur auteur au début du siècle dernier. Pour qui veut éprouver la palpitation de la nature, percevoir la luminance des ciels et des eaux, se rendre la beauté accessible au pas de sa porte, je ne connais pas de meilleur guide que Robert Walser.

Lieu-dit La Noë Foumagère, naissance de la rivière Mayenne, août 2017

L'écriture de Walser a le rythme des balades, l'amplitude de la marche et la scansion des instants saisis sur le vif - le rire des gamins moqueurs, les mouvements de la lumière, la densité des couleurs, les vacillements de l'air, la silhouette des vieilles demeures.

La phrase suit les gambades de ce promeneur fantasque qui n'a que la légèreté des vêtements et la frugalité des repas pour disciplines - une légèreté sans candeur, qui se refuse presque toujours à la gravité et à la nostalgie. Walser, c'est la promenade érigée en art de vivre, c'est un dandysme de la simplicité.

Je vous livre ici des extraits de "Voyage à pied", la première des promenades de Vie de poète et le premier texte de Walser qui me fut donné de lire, un soir de février, alors que j'attendais les prémices du printemps.

Le chemin de halage au bord de la rivière Mayenne, à Houssay, août 2017

Il y a bien des années, cela me passe par la tête, j'entrepris, c'était l'été, mon premier voyage à pied, et je me souviens que je vis toutes sortes de choses curieuses et magnifiques. Pour tout équipage, j'avais un vêtement clair et bon marché sur le corps, un chapeau bleu foncé sur la tête et un baluchon à la main. Cousues dans la poche de ma veste, sous la forme d'un chèque impeccable, j'emportais mes économies dans le monde frais, vaste et lumineux. Chemin faisant, je rencontrai une petite troupe de gamins délurés dont l'un me lança, moqueur : "Mais où va-t-il donc, ce long type avec sa petite musette ?"

La rivière Mayenne à Sept-Forges, août 2017

Sans me soucier beaucoup de ces sarcasmes, qui ne pouvaient avoir aucune espèce d'importance, je poursuivis ma route avec entrain, et tout en allant de la sorte, il me sembla qu'avec moi, c'était, dans sa rondeur, le monde tout entier qui bougeait imperceptiblement. Tout avait l'air de marcher avec le marcheur : prés, champs, forêts, labours, montagnes, et jusqu'à la route elle-même."

Le chemin de halage au bord de la rivière Mayenne, août 2017

Je me sentis alors l'esprit divinement libre et le cœur content. J'allais d'un pas hardi, dégagé en même temps que vif, passant devant toute sortes de gens qui me saluaient parfois aimablement, moi, jeune et fringant voyageur, vagabond vagabondant, ce qui m'obligeait à être poli à mon tour. Est-ce qu'une gentillesse n'appelle pas l'autre ?"

La rivière Mayenne à Montflours, août 2017

Je me rappelle quelque chose de mouillé, de brumeux, de frisquet : ce sera le petit matin qui m'humectait de toute son humidité ; et juste après, quelque chose de brûlant, de blanc et de vert : c'était l'heure de midi avec la poussière de la route et la lumière du soleil, sèche, claire, aveuglante sur les vertes prairies." 

La rivière Mayenne à l'écluse de Bavouze, août 2017

Un certain temps, je longeai une rivière, puis ce fut une région montagneuse. Des collines vinrent à ma rencontre, avec des châteaux en ruine perchés sur les hauteurs. Variété et monotonie alternaient de bon cœur, villes, châteaux forts, montagnes, vallées et villages isolés. Cela dévalait au fond d'une gorge étroite, ténébreuse, sauvage, froide ; ressurgissait inopinément de la solitude et de l'étroitesse rocheuse, fuyait sous forme de plaine ou scintillait et souriait en tant que pimpante rivière bleue, ou encore, cela se dressait dignement et vaillamment sous la forme d'une forêt grave, ingénue, verte, pour replonger brusquement vers le haut en tant que montagne ombrageuse."

La rivière Mayenne et le château de La Porte, à Ménil, août 2017

Quelque chose d'étrange et d'aventureux allait de pair avec quelque chose de beau, de recueilli, et vers le soir, la clarté de midi se muait en une pénombre mystérieuse, délicieuse, très bienfaisante, et la chaleur en fraîcheur douce et agréable."

Église de Ménil, août 2017

Ô, quelle joie saine, bienfaisante, procure la marche. Il n'y a de joies véritables que celles qui sont innocentes."

Marronniers d'Inde au bord de la rivière Mayenne, août 2017

Une promenade au Palais-Royal

Nadja - André Breton, 1927

Ma première promenade me conduit au cœur du Palais-Royal, un matin d'août qui vire à l'automne.

Jardin du Palais-Royal, août 2017

Dans mon sac j'ai emporté Nadja, texte inclassable, déambulation d'André Breton aux côtés d'une jeune femme rencontrée un après-midi d'octobre, au hasard d'une rue parisienne. Il m'a semblé que ce recueil de moments et de photographies, à l'affût de la magie des circonstances et des "pétrifiantes coïncidences" cachées entre les choses, les instants et les êtres, est celui d'un vrai promeneur, d'un voyant. 

De Nadja, j'aime l'allure singulière et frêle qui "se pose à peine en marchant" ainsi que le surnom fragile, mutilé, "parce qu'en russe c'est le commencement du mot espérance, et parce que ce n'en est que le commencement." La liberté sans accommodement de "cette âme errante" - jusqu'à la folie - me fascine autant qu'elle m'effraie.

Galerie du Palais-Royal, août 2017

Elle avait oublié de me faire part de l'étrange aventure qui lui est arrivée hier soir, vers huit heures, comme, se croyant seule, elle se promenait à mi-voix chantant et esquissant quelques pas de danse sous une galerie du Palais-Royal. Une vieille dame est apparue sur le pas d'une porte fermée et elle a cru que cette personne allait lui demander de l'argent. Mais elle était seulement en quête d'un crayon. Nadja lui ayant prêté le sien, elle a fait mine de griffonner quelques mots sur une carte de visite avant de la glisser sous la porte. Par la même occasion elle a remis à Nadja une carte semblable, tout en lui expliquant qu'elle était venue pour voir "Madame Camée" et que celle-ci n'était malheureusement pas là. Ceci se passait devant le magasin au fronton duquel on peut lire les mots : CAMÉES DURS. Cette femme, selon Nadja, ne pouvait être qu'une sorcière."

Jardin du Palais-Royal, août 2017

Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme. Des escaliers secrets, des cadres dont les tableaux glissent rapidement et disparaissent pour faire place à ceux qui doivent avancer toujours, des boutons sur lesquels on fait très indirectement pression et qui provoquent le déplacement en hauteur, en longueur, de toute une salle et le plus rapide changement de décor : il est permis de concevoir la plus grande aventure de l'esprit comme un voyage de ce genre au paradis des pièges. Qui est la vraie Nadja, de celle qui m'assure avoir erré toute une nuit, en compagnie d'un archéologue, dans la forêt de Fontainebleau, à la recherche de je ne sais quels vestiges de pierre que, se dira-t-on, il était bien temps de découvrir pendant le jour - mais si c'était la passion de cet homme ! - je veux dire de la créature toujours inspirée et inspirante qui n'aimait qu'être dans la rue, pour elle seul champ d'expérience valable, dans la rue, à portée d'interrogation de tout être humain lancé sur une grande chimère, ou (pourquoi ne pas le reconnaître ?) de celle qui tombait, parfois, parce qu'enfin d'autres s'étaient crus autorisés à lui adresser la parole, n'avaient su voir en elle que la plus pauvre de toutes les femmes et de toutes la plus mal défendue ? "

Jardin du Palais-Royal, août 2017

J'ai pris, du premier au dernier jour, Nadja pour un génie libre, quelque chose comme un de ces esprits de l'air que certaines pratiques de magie permettent momentanément de s'attacher, mais qu'il ne saurait question de se soumettre... J'ai vu ses yeux de fougères s'ouvrir le matin sur un monde où les battements d'ailes de l'espoir immense se distinguent à peine des autres  bruits qui sont ceux de la terreur et, sur ce monde, je n'avais vu encore que des yeux se fermer. Je sais que ce départ, pour Nadja, d'un point où il est déjà si rare, si téméraire de vouloir arriver, s'effectuait au mépris de tout ce qu'il est convenu d'invoquer au moment où l'on se perd, très loin volontairement du dernier radeau, aux dépens de tout ce qui fait les fausses, mais les presque irrésistibles compensations de la vie."

Jardin du Palais-Royal, août 2017

Elle était forte, enfin, et très faible, comme on peut l'être, de cette idée qui avait toujours été la sienne, mais dans laquelle je ne l'avais que trop aidée à donner le pas sur les autres : à savoir que la liberté, acquise ici bas au prix de mille et des plus difficiles renoncements, demande à ce qu'on jouisse d'elle sans restrictions dans le temps où elle est donnée, sans considération pragmatique d'aucune sorte et cela parce que l'émancipation humaine à tous égards, entendons-nous bien, selon les moyens dont chacun dispose, demeure la seule cause qu'il soit digne de servir. Nadja était faite pour la servir..." 

Galerie du Palais-Royal, août 2017