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Une promenade dans les passages parisiens

Le Paysan de Paris - Louis Aragon, 1926

Retour à Paris et aux promenades merveilleuses, à la recherche du "stupéfiant image"...

Le passage du Caire, août 2017
C'est en 1924 qu'Aragon écrit "Le Passage de l'Opéra", qui forme la première partie du Paysan de Paris, publié deux ans plus tard.

Dépeignant un lieu au bord de sa propre ruine - le passage de l'Opéra sera démoli en 1925 - le texte est l'expérience d'un marcheur en quête d'enchantement, d'un Parisien dépaysé, cherchant à se défaire de "l'illusion réalité" pour percevoir l'insolite et la "cohérence inexpliquée" du monde. À la lecture du Paysan de ParisNadja ne me semble jamais bien loin...

Dans ce temple de l'éphémère, de l'équivoque et des plaisirs interlopes ; sous ce grand couvercle de verre qui cèle catins et boutiques vieillies, là où baigne une autre lumière, le mystère semble pouvoir s'incarner, pour peu qu'on cherche à le dénicher. Le narrateur devient alors l'aventureux aventurier, l'"Aladin du Monde Occidental" prêt à se frotter à toutes les expériences pour faire surgir le "merveilleux quotidien".

Cette esthétique de l'émerveillement, délestée des conventions morales et nourrie d'images de toutes natures - métaphores, pancartes des commerces du passage, prosopopées, affiches publicitaires, anaphores, tracts et journaux, accumulations, carte des tarifs du café Certa où se réunit le groupe Dada - nous promet, dans la bouche de l'Imagination qu'elle fait parler, une "infinité de surprises infinies".


Arrêtons-nous un peu pour éprouver ce vertige"...

Le passage du Grand Cerf, août 2017

Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d'ombre se perd et se perpétue dans les zones mal éclairées de l'activité humaine. C'est là qu'apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. La porte du mystère, une défaillance humaine l'ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l'ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d'un homme. Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l'infini. Là où se poursuit l'activité la plus équivoque des vivants, l'inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n'arrêtent pas le passant rêveur, s'il ne tourne pas vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s'il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l'insolite, voilà désormais ce qui va le retenir. Elle règne bizarrement dans ces sortes de galeries couvertes qui sont nombreuses à Paris aux alentours des grands boulevards et que l'on nomme d'une façon troublante des passages, comme si dans ces couloirs dérobés au jour, il n'était permis à personne de s'arrêter plus d'un instant. Lueur glauque, en quelque manière abyssale, qui tient de la clarté soudaine sous une jupe qu'on relève d'une jambe qui se découvre."

Le passage des Panoramas, août 2017

Ô philatélie, philatélie : tu es une bien étrange déesse, une fée un peu folle, et c'est toi qui prends par la main l'enfant qui sort de la forêt enchantée où se sont finalement endormis côte à côte le Petit Poucet, l'Oiseau Bleu, le Chaperon Rouge et le Loup, c'est toi qui illustres alors Jules Verne et qui transportes par-delà les mers avec tes papillons de couleur les cœurs les moins préparés au voyage. Que ceux qui comme moi se sont fait une idée du Soudan devant un petit rectangle bordé de carmin où chemine sur fond bistre un blanc burnous monté sur un méhari, que ceux qui furent familiers de l'empereur du Brésil prisonnier de son cadre ovale, des girafes du Nyassaland, des cygnes australiens, de Christophe Colomb découvrant l'Amérique en violet, à demi-mot me comprennent ! Mais ce ne sont plus ces collections de prix divers que nous avons connues, qui ornent de reflets fatigants tout l'étal de la boutique où nous voici. Édouard VII a déjà l'air d'un monarque ancien. De grandes aventures ont bouleversé nos compagnons d'enfance, les timbres, que mille liens de mystère attachent à l'histoire universelle."

Le passage des Panoramas, août 2017

... je sortis dans le passage alors qu'il était déjà entièrement éteint. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque, attiré par une sorte de bruit machinal et monotone qui semblait s'exhaler de la devanture du marchand de cannes, je m'aperçus que celle-ci baignait dans une lumière verdâtre, en quelque manière sous-marine, dont la source restait invisible. Cela tenait de la phosphorescence des poissons, comme il m'a été donné de la constater quand j'étais encore enfant sur la jetée de Port-Bail, dans le Cotentin, mais cependant je devais m'avouer que bien que des cannes après tout puissent avoir les propriétés éclairantes des habitants de la mer, il ne semblait pas qu'une explication physique pût rendre compte de cette clarté surnaturelle et surtout du bruit qui emplissait sourdement la voûte. Je reconnus ce dernier : c'était une voix de coquillages qui n'a pas cessé de faire l'étonnement des poètes et des étoiles de cinéma. Toute la mer dans le passage de l'Opéra. Les cannes se balançaient doucement comme des varechs. Je ne revenais pas encore de cet enchantement quand je m'aperçus qu'une forme nageuse se glissait entre les divers étages de la devanture. Elle était un peu au-dessous de la taille normale d'une femme, mais ne donnait en rien l'impression d'une naine. Sa petitesse semblait plutôt ressortir de l'éloignement, et cependant l'apparition se mouvait tout juste derrière la vitre. Ses cheveux s'étaient défaits et ses doigts s'accrochaient par moments aux cannes..."

Vitrine de la Galerie Vivienne, août 2017

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